Le WALL-E de l’hôpital
Le bloc opératoire, où la gestion d’une entreprise humaine.
Des salles, des machines, des opérateurs, des techniciens, des instrumentistes, des boîtes d’instruments, la réitération systématique des mêmes gestes, aux mêmes moments.
Entrée du patient, mise sur table d’opération, intervention, sortie du patient, tel une matière première entrée dans un atelier pour y subir des ajouts, des suppressions de matériel, et ressortir comme produit fini qui sera, après passage du service qualité en service remis en vente libre.
Même la gestion des patients à l’entrée du sas d’accueil devient une véritable gestion de logistique, avec application de la méthode FIFO (First In First Out) En pratique le produit qui est arrivé le premier dans le stock sera le premier à sortir du stock (pour être vendu, utilisé ou comptabilisé). Mais on pourra lui préférer la méthode FEFO (First Expired, First Out), mais là c’est Out direction la chambre mortuaire…) (Ok, je l’avoue, avant d’être infirmière j’ai fait une licence d’organisation et de gestion des achats…)
Et dans cette firme du soin, même la sociologie de l’entreprise y est retrouvé.
Les patrons ? Des hommes à 95%. Qui ont tout de PDG si ce n’est qu’ils sont déguisés autrement qu’avec un costume Armani.
Un haut statut social, jouent au golf, tennis, squash, possèdent un bateau, habitent dans des villas avec la piscine et viennent travailler en coupé Audi.
Qui hurlent sur tout ce qui ne plie pas sous ses ordres, et tant pis si c’est cette putain de tête fémorale qui veut pas rentrer dans ce merdier de bassin.
Les femmes ? des « assistantes ». Qui arrivent avant les patrons. Qui préparent le café, ouvrent les salles, préparent les dossiers les patients et qui se démènent pour que tout soit prêt quand IL arrive.
D’ailleurs, les chefs de Service ne sont-ils pas appelés « patrons » ?
Et dans toute cette gestion d’entreprise, les conflits sociaux entre chirurgies, les compétitions au rendement, la codification des actes qui permet de savoir qui rapporte le plus, qui coûte le moins, il y a LUI.
Lui, c’est le patient.
Qui attend. Dans le sas d’entrée. Emmené par un brancardier en burn out depuis bien longtemps qui a tapé son brancard au moins 3 fois avant d’arriver en baraguouinant les mêmes phrases depuis des années, une histoire de porte toujours cassée, de brancard trop lourds, d’ascenseur trop petit et de manque de personnel.
Lui, le patient, il attend. Impassible, silencieux. Imperturbable. Condamné à son triste sort de matière première.
Il n’est plus Monsieur Garcin, il est le patient 3 de la salle 2 pour son port a cath. On ne lui demande pas qui il est, on regarde sur son bracelet code barre, son dossier, quitte à appeler le service plutôt que au grand Dieu émettre des sons dans sa direction pour lui poser une toute petite question qui risquerait de lui donner une infinisémale importance, une minuscule impression d’exister.
Et quand il a mal, monsieur Garcin, pendant la pose de son port a cath dont l’interne ne connaît même pas l’indication de la pose, il joue bien son rôle de matière en cours de modification sur la chaîne de production : il se tait.
Et quand, pour vérifier une machine, je passe derrière le champ opératoire, je m’aperçois d’une défaillance technique de la matière première. Une fuite de produit inconnu qui risque de mettre en péril le produit fini. Cette fuite, elle se situe au niveau ophtalmo.
Heureusement que le service qualité m’a bien formé, je suis capable aujourd’hui comme un bon robot de soin à reconnaître tout type de défaillances.
Cette fuite de produit, ce sonr des larmes.
Malheureusement, pauvre robot hybride que je suis, je n’ai pas encore été mis à jour par le logiciel « sans sentiment V2.0 ». Et du coup, mes mains sont encore capables d’effectuer autre choses que des gestes automatiques. A l’écart des caméras de surveillance et des patrons, j’ai pris une chaise. Et je me suis assise à côté de lui. Je lui ai pris la main et je lui ai séché ses larmes. Il m’a regardé. Il m’a regardé droit dans les yeux pendant plus de 20 minutes. Dans le silence. Juste le bruit du scope et du bistouri. Juste le temps que la chaîne de fabrication arrive à terme. Juste le temps d’en faire un produit fini.
J’ai ramené le code barre et Monsieur Garcin qui était autour jusqu'au quai de départ pour un retour en service.
Le Wall-E que je suis a repris ses automatismes, jusqu’à ce que le patron du service me demande par téléphone.
A la demande réitérée du produit fini qui était retournée en service, il avait appelé le bloc pour savoir qui avait été en salle durant l’intervention. Quand on me trouva, je tremblais de savoir ce qu’il me voulait. Il tenait à me remercier personnellement de la qualité du travail effectuée.
« Je me rappellerai toute ma vie de ce si doux regard qui a apaisé ma douleur ».
Tels étaient les mots retranscrits par la marchandise.
Je vais continuer à éviter les mises à jour obligatoires de mes logiciels internes.