Lettre du Front
Mr P.
Mr P. était un homme d'un certain âge, à la retraite bien méritée, ayant travaillé dans le BTP toute sa vie.
Mr P. année après année, tacitement, s'est fait envahir son corps d'un bataillon de vilaines cellules décidées à ne pas lui faire finir sa vie dignement, et qui, jour après jour, se sont lentement accumulées insinueusemements tels des escadrons d'unités spéciales, dans des endroits bien difficiles d'accès, résistants chaque jour un peu plus à la radiothérapie et chimiothérapie, jusqu'à réussir à former de véritables régiments de masses volumineuses compliquant un peu plus chaque jour sa vie.
La colonisation a d’abord compliqué l'intestin puis la vessie, les poumons, le cerveau et près des axes principaux d'irrigation sanguine.
Or, une audacieuse artère iliaque primitive gauche, refusant de se faire contrôler au quotidien, refusa tant bien que mal cette occupation autoritaire unilatérale et a alors déployée toute son énergie avec audace, constance, courage, entêtement et fermeté, bien décidée a effectuer le rôle pour lequel elle avait été conçue : irriguer le membre inférieur gauche.
Ce dilatant ici, ce courbant par là, ce sténosant un peu partout, elle avait jusqu'alors maintenu fièrement son rôle, bravant héroïquement les pièges tendus par le colonisateur.
Mais, jour après jour, cette lutte acharnée avait affaiblit jusqu'à épuisement notre audacieuse et courageuse illiaque. La fatigue et la lassitude de cette lutte incessante contre l'hôte allait prendre fin aujourd'hui, sous mes yeux.
Un après-midi comme un autre, avec des infirmières de bloc comme les autres, dans un CHU banal au sein d'une grande ville comme il y en a partout dans le monde.
Interphone dans la salle en direct des urgences. Arrivée du samu pour rupture de l'iliaque fémorale gauche dans un contexte de cancer généralisé.
Préparation de matériel en urgence, montée d’adrénaline, l’appareil de radio, le matériel d’angioplastie, de quoi faire un champ opératoire rapide, les tabliers de plombs, tout est prêt quand l’urgence arrive.
Le temps s’arrête au moment où le sas d’entrée du bloc s’ouvre. Le brancard d’urgence, le scope hurle, les internes courent, pas le temps de brancarder on va direct en salle.
J’ai le temps d’apercevoir Mr urgence.
Il est blanc. Opalescent même. La relève orale indique une perte de 3 points dans sa tension depuis le départ du domicile. L’HémoCue frôle 7hb… ca s’annonce mal.
Le but de l’intervention : arrêter le saignement en montant un ballon de dilatation avant la dissection artérielle.
On est 2 infirmières, un regard suffit, ma collègue va instrumenter, je vais m’occuper de servir le matériel.
L’intervention commence dans un bruit rare pour cette équipe. L’anesthésiste hurle ses consignes à l’IADE pourtant proche d’elle, les internes s’habillent, le chirurgien me crie à travers la salle le matériel dont il aura besoin, je n’entends qu’1 mot sur 3, je comprends que tout le monde essaye de couvrir le bruit du scope.
Tout sonne en alarme : la bradycardie a 40, la tension à 5,5, la sat a 80, aucun des chiffres annoncés par l’écran ne convient, plus le temps de rien, même sans avoir fini de laver ses mains le chir empoigne 2 gants pourtant pas à sa taille, percute l’artère fémorale, monte un guide et commence le contrôle par scopie.
Je passe côté anesthésie pour récupérer un matériel demandé quand l’alarme rouge sonne, le tracé devient plat, asystolie majeure, on le perd.
J’envoie les sondes à l’interne près de moi, je saute sur la table à cheval sur le patient en commençant à compter fort : Et 1, et 2, et 3, et 4.
Je ne me rappelle plus qui de toutes les personnes autour de moi m’on demandé d’arrêter 30 minutes plus tard pour prendre le relais.
Je ne me rappelle plus vraiment combien de cycles j’ai effectué, à quel moment j’ai sentie sa côte se fracturer sous mes paumes de mains, et je ne me rappelle plus de ce qu’il se passait de l’autre côté du champ, côté chirurgien, le côté où j’aurais pourtant dû me trouver.
Je me rappelle juste de mes gouttes de transpiration couler sur son visage à lui, de ma rage contre lui à ne pas vouloir faire repartir son cœur, du drap blanc que j’ai posé sur son visage en le sortant de la salle, de la cigarette que j’ai fumé après.
La guerre était finie pour lui, il avait choisi de la perdre.
En terrain neutre. Ici, avec nous, comme pour dire « je t’ai entendu gentille iliaque, j’ai entendu tout ce que tu as fait pour moi, de ta bataille au quotidien. Je n’ai plus la force de t’aider, je t’envoie une force par l’extérieur de mon corps, une dernière fois, pour t’aider à succomber doucement.
Ne m’en veux pas iliaque, je ne suis pour rien dans cette échec, l’ennemi était trop fort, trop grand, trop invincible. Et si je renonce aujourd’hui iliaque, sache que l’on a perdu la bataille, mais pas la guerre. »
La guerre relève à un peuple ses faiblesses, mais aussi ses vertus.
En attendant que l’on avance dans les recherches de lutte contre le cancer, à l’école de la guerre de la vie, ce qui ne nous fait pas mourir, nous rend plus fort. (S.Freud)
Je ne vous oublierai pas, Mr P.